samedi 20 juin 2009

TEXTES

Dominique Gutherz, 1997

Disegno et colore, dessin et couleur, le grand débat des artistes de la Renaissance et du xviie siècle, n’est-il plus que la réflexion d’une époque à jamais passée ? Tout de même, sous l’exubérance des signes qui dans les travaux d’aujourd’hui décident d’à peu près tout, aveuglant le regard qui se portait plus loin qu’eux dans la profondeur de l’apparence des choses, ces deux pôles de l’expérience figurative déterminent encore nombre de peintres. Dominique Gutherz, par exemple, est essentiellement un dessinateur.

Mais qu’est-ce que cela signifie ? Que Gutherz cherche à préciser les contours que le regard identifie et peut suivre, dans les figures, jusqu’au point où ces formes se perdent dans l’indistinct ou les ombres ? Non, pas vraiment : à preuve dans ses études ces mains, ces pieds qu’il néglige de terminer comme si c’étaient des régions lointaines du pays dont c’est le centre qui l’intéresse. Et quand il campe le modèle, une femme, le plus souvent devêtue, sur une chaise dans l’atelier, il n’accorde pas davantage son attention à ce qui pourrait être aperçu derrière elle ou à ses côtés, il ne se soucie même pas d’insérer son volume dans l’espace à trois dimensions de la perception ordinaire. Ce qu’il veut, c’est s’attacher à un objet qui n’est pas même ce corps, ou plutôt qui est davantage, qui est l’acte par la grâce duquel, à jamais une énigme, le simple corps matériel existe là, devant lui. Il se fait le témoin du surgissement dans l’être de ce qui pourrait n’être pas : d’une présence.

Et dessiner, pour Gutherz, c’est le tracé qui ne s’attache à la forme en ce qu’elle a de visible que pour y reconnaître la force tout intérieure qui en retend les parties sur l’unité de cette présence : multiples cordes qui font de ce grand arc une seule flèche. Cette tension est d’autant plus grande que le foyer dont elle procède est – sous la figure comme les sens la perçoivent – plus accessible à l’esprit ; et puisque ce foyer est, dans l’être humain, le visage, et plus précisément ces yeux ouverts ou à demi-clos d’où un regard s’élance à la rencontre du monde, on peut dire que le trait, chez Gutherz, c’est ce qui, dans ce qu’il dessine, entend l’appel du visage ; et répond, comme la limaille à l’aimant, à un centre de gravité qui influe jusqu’au bout des membres. Les nus de Gutherz sont des gerbes que le visage a nouées. Ce qui ne veut pas dire que ce dernier ait évoqué de façon plus réaliste que le reste du corps, bien au contraire. Si intense est la force d’être dans cette bouche, sous ces paupières, que le crayon en est secoué, interrompu, dévié, il se fragilise, il se perd dans des coups de gomme dont il ne ressort qu’allégé de beaucoup de sa propre trace. Mais cette abdication est une victoire, c’est comme si le tracé s’était délivré de la fatalité d’être un signe, alors justement que le signe, c’est ce qui, retenant dans les réseaux de la signification, fait oublier qu’il y a présence.

[…]

Mais Gutherz ne peint pas que des nus ou des portraits , il a une œuvre de paysagiste également remarquable, ce qui peut d’ailleurs étonner. Car le paysage semble ce qui se disperse aux quatre bouts de l’horizon, rendant à tout le moins difficile l’expérience d’épiphanie. Dans les tableaux des perspectivistes du Quattrocento la figure est au centre de la composition, et le paysage s’étend à gauche et à droite loin derrière elle, comme pour mettre en relief, par moins de réalité, son évidence à elle, son absolu. –

[…]

L’œuvre de Dominique Gutherz est déjà considérable, une exposition rétrospective le prouverait. D’emblée ce peintre a été lui-même, comme l’indique l’étonnant portrait de sa mère et de sa sœur, récemment montré à Vevey. Puis il a traversé deux ou trois époques qu’il faudrait commencer d’étudier pour leur enseignement qui est de valeur universelle. On y verrait le goût d’une forme que l’on peut appler maniériste – le grand maniérisme de Pontormo, non la maniera facile – s’atténuer parfois, puis ressaisir un dessinateur qui fut de toujours l’observant et le maître d’une parfaite technique, bien au-delà des habituelles prudences de ce que l’on dit le métier.

On y verrait aussi que l’art de notre temps ne se réduit pas à ses quelques aspects les plus couramment célébrés, mais qui ne sont peut-être les plus connus que parce qu’ils furent des nouveautés, avec leur effet de surprise. On y comprendrait qu’il n’y a aucune raison, quand on ébauche un signe sur une toile, de se sentir obligé de le laisser vivre de sa vie propre, alors que les signes ne furent inventés, à l’aube des temps, que pour le questionnement de ce qui existe au dehors d’eux dans le monde : comme aujourd’hui encore on le sait, et heureusement, dans tous les autres champs de l’activité de l’esprit, que ce soit la science, la philosophie, ou la réflexion morale ou la politique.

Gutherz paisiblement et profondément : un des peintres les plus nécessaires de ces années qu’on voudrait de réexamen, de nouvelles donnes. Un de ceux par lesquels c’est vérité autant que beauté ce qui se cherche, et advient.

Yves Bonnefoy


Entretien avec Jean-Luc Sarré

Jean-Luc Sarré : L'insistance avec laquelle tu interroges depuis bientôt 20 ans le même modèle, cette façon de traquer ainsi la réalité, a quelque chose de confondant et qui pourrait surprendre à une époque où les enjeux de la peinture sont autres.
Te sens-tu à contre courant ? Et cette question a-t-elle pour toi un sens ?

Dominique Gutherz : Pour être à contre-courant, faudrait-il encore qu'il y a ait du courant, or me semble-t-il actuellement ce serait plutôt le marécage… Chacun essaie de s'en sortir…
Mais sans doute suis-je un peu trop pessismiste. Il existe de par le monde quelques fortes individualités.
Il semblerait que les préoccupations que j'ai en peinture, qui sont avant tout l'interrogation du monde visible, soient partagées aujourd'hui par un certain nombre de gens et ce cercle ne cesse de grandir.
L'erreur, ces dernières années, a été pour certains de croire qu'"on pouvait détourner l'"Histoire" à son profit…
Quant à moi, je préfère m'inscrire dans ma propre histoire et cette histoire, c'est une sorte de journal intime. On verra bien…

J-L.S. : J'ai été frappé, lorsque j'ai découvert ta peinture, par la violence – je n'ai pas d'autre mot à ma disposition – qui s'en dégageait. La couleur, l'emploi du moins que tu en fais, contribue à cette impression.
Il semble que se joue sous nos yeux un véritable conflit. Si c'est le cas, de quel ordre st-il ?

D.G. : Cette violence dont tu parles, n'est-ce pas l'image que tu reçois ? Plus que la couleur ? Ce que je cherche c'est une extrême tension, il y a la violence du travail sur nature qui est à la fois un travail avec les yeux, les nerfs et la réflexion.
Il y a certainement un conflit entre mon désir d'exprimer ce que je vois et l'autre désir de réaliser une peinture qui tienne sur un mur. Entre l'intime et le monumental voilà le conflit !

J-L.S. : Tu te soucies peu de l'atmosphère, ton souci est la construction…

D.G. : C'est-à-dire, ce qui m'intéresse c'est de bâtir une figure dans une pièce. Une figure sans le "boîte" (cette pièce). Une figure dans le rectangle du tableau.
Mon problème c'est souvent le rapport figure et fond, et j'avoue… j'ai souvent du mal à le maîtriser.

Et pourtant la lumière qui entre par la fenêtre, la poussière de l'air, le rose de la tapisserie, la chaleur de l'été, tout doit se refléter dans la figure et l'envelopper.
Je pense que, chaque maison où nous avons vécu, chaque pièce où j'ai travaillé, ont laissé des traces dans ma peinture. Même si le décor passe souvent au second plan.

J-L.S. : Tes toiles semblent gouvernées par l'intelligence, je veux dire : le dessin, ce qui n'exclut pas la sensualité, mais a pour effet de la maintenir à distance…

D.G. : Oui, le dessin, c'est ce qui est le plus important pour moi. Peut-être, pourrais-je me passer de peindre, certainement pas de dessiner !
Comme tu le sais, je ne suis pas un fou de la matière qu'on lie trop souvent à l'idée de sensualité. Je ne suis pas persuadé que la sensualité soit là, dans ces amas de couleurs grasses.

J-L.S. : Tu n'es pas coloriste ?

D.G. : Je ne crois pas être exactement ce qu'on appelle un coloriste, mon travail est plutôt monochrome, basé avant tout sur les valeurs. Et comme je viens de te le dire, le dessin, la ligne, la découpe, le contour, dominent ma peinture. La couleur est souvent chez moi un peu arbitraire, un parti-pris.

J-L.S. : C'est une peinture de dessinateur comme celle de Giacometti…

D.G. : J'aimerais bien, mais Giacometti est aussi un très grand sculpteur… et c'est vrai parfois, je rêve de sculpture.
Il me semble être, en peinture, guidé par ce désir de scultpture. Les tympans de Conques ou de Vézelay ont eu sur moi une influence aussi grande que celle de Cézanne.

J-L.S. : On en revient à l'intelligence, la construction…

D.G. : Oui, Cézanne, c'est l'intelligence, la construction et une infinie attention à la nature. Mais moi, tu vois, je ne suis pas du tout "naturaliste" et, c'est vrai, souvent la couleur est pour moi un parti-pris un peu "glacial".
On en revient toujours au même problème : cette déchirure entre le désir de faire une peinture intimiste et cette passion que j'ai pour les grandes images du Moern Âge et de la première Renaissance – Tous ces murs peints "à fresque" et qui me hantent.

La série des Catherine que l'on pourrait dire "au miroir", a totalement renouvelé l'espace de la toile. Est-ce un simple souci de composition ou accordes-tu à ce miroir un statut particulier ?

D.G. : Léonard de Vinci dit qu'on doit prendre le miroir pour maître… Tu connais ce passage magnifique des Carnets ? Cette idée de miroir est venue d'une conversation avec Yves Bonnefoy, alors que je cherchais un moyen de retrouver l'esprit des compositions que je peignais autrefois, c'est-à-dire les portraits de ma mère et de mes sœurs.
Il n'est pas facile quand depuis des années on travaille sur le modèle unique, de mettre en scène à nouveau plusieurs figures, et le miroir est venu naturellement doubler mon personnage ; c'était en quelque sorte l'envers et l'endroit.
Et puis il y a ce renversement de la perspective dans la glace,ce monde qui bascule, cette "mise en abyme". C'est le reflet à l'intérieur du reflet qu'est la peinture…
Donc un souci de renouer avec les compositions, en attendant peut-être un jour de peindre Catherine et les filles…
La mise en scène fait partie des armes du peintre et la peinture est un monde de fiction…

J-L.S. : Cela peut paraître paradoxal mais tu te méfies de la couleur ; je dis paradoxal parce que, à y regarder de plus près, ta palette est plutôt audacieuse… Il y a dans tout cela beaucoup d'austérité, on pense parfois aux primitifs catalans comme si, la réflexion, dans ta quête du visible se substituait au plaisir. Oui, beaucoup d'austérité et de pudeur…

DG : Pour être franc, je n'ai pas tellement de plaisir à peindre, c'est une sorte de nécessité pour me construire, pour exister, mais c'est souvent douloureux.
La notion de plaisir en peinture, ça me laisse un peu songeur…
Enfin, je sais que ça existe… mais pas pour moi.
Peut-être, l'austérité dont tu parles vient-elle de là. Et puis mon tempérament me pousse à essayer de ne pas trop "en rajouter", à être simple. J'ai horreur du lyrisme débridé qui envahit notre époque : on fait dans le "génie"…

J-L.S. : Le mot lucidité me vient à l'esprit peut-être parce que tu ne laisses jamais le hasard empiéter sur ton travail.

D.G. : Je ne crois pas que ce soit tout à fait vrai. On travaille avec la raison mais aussi avec l'instinct. J'essaie de beaucoup réfléchir à la mise en place du tableau, mais au cours de l'éxécution il y a des choses qui dérapent… qui vous échappent… on se laisse entraîner par la ligne, par le dessin des lignes, cette sorte de "fil d'Ariane" qui vous guide dans l'inconnu, dans l'aventure : je pars de la main du modèle, je monte jusqu'à l'épaule… le bras va-t-il être trop long ou trop court ? Les déformations de la vision sur nature, les fautes de proportions font souvent partie de la nécessité du tableau. Dans la mesure où je travaille avec le regard il n'y a pas de gratuité… la chose est vue, et c'est comme ça ! Je me suis peut-être trompé mais c'est le témoignage d'une vision donnée à un moment donné.
"Le fil d'Ariane" du dessin finira peut-être par vous aider à sortir du labyrinthe et à trouver un peu d'ordre dans le chaos du monde…

J-L.S. : Cette question qui vient aux lèvres de tous : pourquoi ce modèle, le même modèle ? est-ce qu'elle te gêne ? As-tu envie d'y répondre ?

D.G. : Les gens qui posent cette question ont une méconnaissance bien étrange de l'histoire de l'art.
Le travail sériel ce n'est pas nouveau ! Et les grands archétypes ont dominé la peinture pendant des siècles. Ces archétypes étaient alors dictés par les religions. Et bien moi, aujourd'hui, je me suis inventé un archétype, avec l'aide de Catherine… c'est pour moi, non pas une prison,mais un instrument de liberté. D'une certaine façon, je voudrais peindre des madones… mais, dans notre modernité.
Et puis ceux qui ressentent le côté obsessionnel, voire monomaniaque de cette peinture, n'ont peut-être pas tout à fait tort, il y a une part de nous-même qui nous échappe et la peinture est là pour la révéler.

Marseille, 20 septembre 1991


Quelques mots de…

J'ai rencontré la peinture de Dominique Gutherz, il y a maintenant une dizaine d'années.
Depuis, elle ne m'a pas quitté.
Elle est présente chez moi et fait partie de ma vie.
C'est une peinture grave et non pas triste, une peinture qui vous interroge sur vous, sur l'être humain, la vie et la lumière ; qui vous inquiète à certains moments et vous rassure à d'autres.
C'est une peinture vivante que ne doit rien à la mode et qui va son chemin, un pied dans le sillage des grands aînés et l'autre qui trace sa propre route. D'admirateur de la peinture de Gutherz, je suis devenu son ami et j'en suis heureux.
Philippe Noiret
Octobre 1990



Sur un peintre


I -

Ces figures : comme au-dehors – comme en avant – de l'espace. La gravitation y est-elle active, la pressent-on dans les corps à leurs façons d'aller ou de prendre appui : en tous cas elle n'est plus seule à décider de leur équilibre, un autre influx les traverse, horizontal, celui qui appelle, vers l'avant-plan où se tient le peintre, ce fond de chambre où une femme s'assied sous son regard, en silence.


Et voici démontré que ce second champ de forces est un fait, lui aussi, et qu'un entre peut retracer la tension qui règne entre, où il n'est pas, et ici, tout autant qu'il peut circonscrire des masses. Ici, d'où s'élance son attention, c'est le lieu du sujet, qui est savoir et désir. Là, c'est ce par quoi son travail prend sens, peut-être même sa vie; Comment douter qu'entre des deux pôles ne se produisent de ces flambées qui laissent changée l'évidence ?


Dominique Gutherz a choisi d'explorer cette dimension d'épiphanie, de présence, d'en étudier les lois, d'y recueillir des moments d'intensité, en bref de dessiner mais on noue des liens, comme on pratique un échange. Du pied de la jeune femme déjà au bord de la toile jusqu'à sa tête encore lointaine – et que rapetisse parfois un escarpement de la perspective – on le voit observer les élongations ou resserrements qui troublent l'eau de l'espace ou en font, au contraire, une proximité comme respirante, une intimité en puissance?. Celle qui aurait pu n'être que figure, retirée dans son apparence, est ainsi incitée à rester, même posant, dans le lieu et le temps de la vie déjà partagée, et c'est ainsi que les deux gravitations, celle de la matière et celle de l'affection, se composent : ce qui est la musique même, un chant de flûte qui entre dans l'ordinaire des jours.

(…)


II -

Pourquoi cette contradiction, ou plutôt peut-être cette double accentuation si franchement indiquée, là où tant d'artistes préfèrent, ce sont des simplifications si faciles, n'être que célébration ou discord ?


Parce qu'elle est à l'image de notre condition, dans ce siècle. Nous n'habitons plus comme il faudrait, avec confiance, la terre, trop de clés simples se sont perdues, et il revient donc à chacun de réinventer, comme il le peut, le lieu et le sens de son existence. (…)


Et l'essentiel, c'est que, dans la mandorle comme Gutherz la dessine, dans cette forme en épi de blé où s'est repliée sa confiance, rien pourtant ne flétrisse, ne prenne fin. Le disegno, à la Renaissance, fur la perception de l'Idée. Le dessin, aujourd'hui, peut être ce qui, la risquant, l'ouvrant – et la retrouvant – maintient la Présence vive.


Yves Bonnefoy

Extrait de Sur un sculpteur et des peintres, Carnets, Plon, 1989

(1983-1988)



Dominique Gutherz

Galerie J. Peyrole, Paris et musée de Beaucaire

Dominique Gutherz peint, selon son expression, « sa femme à l’infini ». Elle est le modèle unique de ses toiles et de beaucoup de ses aquarelles. Au premier regard, nous nous savons loin des modes, des imitations, loin de tout académisme d’arrière ou d’avant-garde, loin de tout à vrai dire sinon de ce qu’on ne saurait nommer et qui n’est ni près ni loin.

Rien de réaliste ni d’anecdotique dans cette peinture : la femme unique est montrée dans une posture identique, assise sur une chaise dans un coin de pièce, en équilibre parfois étrange. La répétition acharnée l’irréalise. La couleur vient après la ligne, son invetion, sa continuité, sa tentative de cerner le corps tout entier. Le fond est schématique (un angle de mur, une vague fenêtre ouverte sur le vide), simple élément géométrique faisant fi de toute « atmospère ». Nul sentiment d’épaisseur, presque un mépris de la matière : la peinture à l’huile subit l’influence de l’aquarelle, de sa fluidité, de son aspect « à plat ». Et ce qui pourrait d’une autre manière faire relief, le regard, est absent. Le femme est sans yeux – ce qui rend malaisée toute interpétation psychologique…

« Nous n’habitons plus comme il le faudrait, poétiquement, la terre, un sens d’ensemble nous manque », écrit Yves Bonnefoy dans un texte consacré à une exposition de Gutherz. Le monde aujourd’hui n’a pas de fin. Nous ne pouvons plus, nous ne savons plus finir. Et l’inachèvement des œuvres de Gutherz, fonds incertains, regards vides, zones blanches, trace excessive du dessin souvent qui fait obstacle à une incarnation parfaite, en même temps qu’il provoque notre malaise, cet inachèvement nous comble terriblement…

« Ce qui reste possible, en attendant une autre époque des mots, c’est de décider que tel être est », dit encore Yves Bonnefoy. Beaucoup d’évidence alors, de beauté charnelle et formelle, de plaisir immédiat offert comme par bouffées par le travail de Dominique Gutherz. Plaisir d’un art qui ne peut plus être – par moments intenses, torturants, amoureux – que simple et primitif. La quête mène loin en avant, et loin en arrière, au origines de la peinture, du monde et de soi – à la femme, à la mère pourrait-on dire également (puisque aussi bien si le sens nous échappe, nous ne lui échappons pas…) : le visage est ovale comme l’œil, et souvent le modèle tout entier est pris dans l’ovale du dessin. Le corps sans yeux est un œil sans visage et sans corps, où le tout et le rien ensemble nous fascinent.

L’œuvre du peintre est aussi l’œuvre de la mort, le peintre et la mort sont à l’œuvre, et la toile est le lieu de ce partage, guerrier, d’une violence et d’une tension insupportables, sans issue autre que la toile elle-même, que des toiles à l’infini, prisonniers que nous sommes (le modèle, le peintre et nous) de l’éternité d’avant la naissance, la jouissance et la mort.

René Belletto

Texte extrait d’Opus International 104, printemps/été 1987

L'attrait que…

L'attrait qu'une œuvre peut exercer sur nous, quand il est durable, d'où vient-il, sinon du sentiment d'authenticité que nous éprouvons devant cette œuvre ?

Pourquoi le taire ? Ma première réaction à la peinture de Dominique Gutherz fut le désarroi, celui, je le sais aujourd'hui, d'être tenu à distance, de ne pouvoir "entrer" – je ne voyais pas alors combien la conception de l'espace, ici, ajoutait à cette impression – mais par-delà ce désarroi prenait corps la certitude que ces grandes figures abîmées dans l'attente ne se laisseraient pas oublier, qu'il me faudrait désormais revenir pour les interroger, devenir le témoin de cette relation que le peinture entretenait avec le visible ;
Voilà une peinture qui répugne au "climat", et si la notion de sensible n'est pas exclue – comment le serait-elle d'ailleurs quand il y va de ce qui est ?, – la voici pourtant dépassée. Car autre chose appelle ici, et tout d'abord me semble-t-il, une manière de violence ; L'affrontement de tons parfois, mais plus encore peut-être, les parties de la toile demeurées vierges de couleur, confèrent à ce travail une froide musicalité. Rien de complaisant dans la palette de Dominique Gutherz, elle témoigne au contraire du caractère anxieux de sa recherche. Quant au dessin, il est l'intelligence et il prévaut ici. Il a su distinguer puis ébaucher, bien sûr, mais il a su demeurer aussi et le doute qui disait la couleur, le voici, par lui, endigué. Dessinées, ces toiles le sont d'autant plus que le graphisme qui bien souvent subsiste à côté de la touche laisse intacte la force primitive où il a pris naissance.
Une femme, la même toujours. Elle est assise. Derrière elle, c'est l'embrasure d'une fenêtre ou l'arête d'un mur que le pinceau consent parfois à désigner, mais il faut le souligner, ces éléments ont ici bien peu de réalité, voire ne figurent plus dans les œuvres récentes où le modèle demeure seul en proie au ruissellement de l'espace. C'est alors la profondeur qui se trouve remise en question.
Pourtant, si ces toiles nous apparaissent comme le lieu d'un conflit elles sont aussi celui d'une émotion, celle-là même qui nous interdit de ne voir en elles que la recherche de solutions purement plastiques. S'il existe une vérité en peinture, où peut-elle être sinon dans l'intensité du rapport que l'artiste établit avec l'irréductible réalité ? Cette intensité, Dominique Gutherz inlassablement nous en offre les images.

Jean-Luc Sarré, 1984


L’espace du corps

Il n’est pas simple, quoi qu’on en pense, de figurer le corps. Car le corps n’est pas seulement le corps. Il est corps dans l’espace, aussitôt structurant l’espace alentour, habitant l’espace. Je me demande si Gutherz ne cherche pas avant tout, dans sa peinture, l’inscription plastique du corps dans l’espace. C’est ce qui expliquerait son insistance à reprendre, depuis quelques années déjà, le même thème dans ses grandes Figures. Comme si le corps à peindre, un corps prochain pourtant, était pour lui, dans la diversité des aspects et des poses, la presque impossible figure.

I – Naguère encore, en peinture, le corps était premier. Réduit à soi, dans les nus notamment, ou placé en symbiose heureuse avec le lieu environnant – intérieur ou paysage –, il commandait l’epsace. Le corps était sujet, substance active de l’espace, qui se rangeait à son entour. Il était centre. Rien de tel chez Gutherz, où il apparaît que le corps a cessé d’être régnant. Il est bien ce corps qu’il est, force et pouvoir, expression d’un pouvoir, mais le plus souvent contraint, mais à l’étroit, comme en excès – dans l’espace justement.

C’est l’espace plutôt qui règne, comme pouvoir antagoniste. Voyez ces toiles : elles sont toutes de grand format et Gutherz les veut telles, pour que l’espace y donne sa mesure. Un espace vide ou à peu près, qui n’est qu’espace. Hors le modèle, rien d’autre que les murs nus d’une pièce vide, sans ornement. Au centre, une fenêtre par où le dehors indistinct, le dehors pur, ne fait entrer que sa lumière, qui pénètre à grands flots. Et vient frapper le modèle, dans un jeu intense de clarté et d’ombre.

Frapper est bien le mot, car le modèle est là, seul et sous l’afflux, au cœur de cette nudité. Souverain, mais par son dedans. Fermé sur soi, enclos. Ce n’est plus le corps-sujet, exerçant sur ce qui l’entoure sa belle emprise – car il n’y a rien qui l’entoure… C’est une femme, dans la force paisible de son corps de femme, centrée sur soi, remise. Elle est là et là sans plus, présence ferme et charnelle, mais nocturne aussi, comme en sommeil. Elle dit bien son pouvoir, mais sans chercher à l’étendre au dehors. Sn pouvoir est du dedans. Le corps qu’elle est porte le poids de son dedans. Il est tourné vers ce dedans, abîmé en lui, dans sa lente nuit physique, au point même d’être corps aveugle. Non sans doute privé de vue, mais au visage troué de deux yeux sans regard qui s’approprie l’espace, en fait un lieu à sa mesure, dominé. Ici, l’espace nu demeure, presque sévit, dans ce cadre dépouillé. C’est lui qui investit le corps, le presse de sa lumière. Et le corps, en bien des toiles, ne peut que soutenir l’afflux.

Difficilement, semble-t-il. Il paraît mal à l’aise. Etrangement contraint dans ses postures. Ni étendu – par exemple sur ce lit étroit, sévère, inconfortable – ni non plus debout et droit. Il n’est qu’assis, sur ce lit ou sur une chaise. Et pas même assis vraiment, posé plutôt, on dirait soutenu pour un temps, dans sa recherche d’une assiette. Soutenu comme avant qu’il ne glisse. Le mouvement qui le parcourt n’est pas vertical érigé, de bas en haut, mais à l’inverse, de haut en bas. En fuite et chute. Inanimés, les bras retombent. Est-ce fatigue, lassitude ? Il semble céder, en passe de devenir gisant. Mais dressé encore. C’est son extrémité qui fuit. Les pieds nus sont à peine dessinés, évasifs, glissants. Un corps certes vivace et plein, mais sans place réelle dans cette pièce nue, mal situé dans ce qui, d’être ainsi nu justement, n’est pas un lieu pour lui, mais comme le vide espace lui-même. Et, notons-le, d’autant plus gauche et raide qu’il est plus nu, c’est-à-dire qu’il est plus corps et démuni, dans l’ouvert…

II – Que s’est-il passé pour qu’un jeune peintre en vienne à figurer cette sorte d’abandon, de retombée de la force ? L’espace est-il à ce point devenu contraire ? Peut-être. Mais surtout le corps a cessé d’exercer sur lui son empire.

C’était au fond un empire illusoire. A la fois parce que l’espace de plus en plus subjectif dans la vision antérieure, perdait sa densité d’espace, et parce que le corps, pure expression d’une subjectivité bientôt abstraite, y perdait autant son pouvoir propre, sa vérité de corps – risquait de n’être plus en peinture que son signe. Or il me semble que Gutherz cherche à restituer, dans une approche neuve, et l’espace et le corps, à recréer en peinture ce qu’on pourrait appeler l’espace du corps, espace premier d’un corps lui-même originel, qui s’y déploie réellement comme corps. Dans cette vue, ses grandes toiles ne seraient pas seulement des figures au voisinage de l’étude ou du portrait, mais des ensembles plastiques où l’espace ambiant aurait autant d’importance que la figure.

L’approche d’un tel espace ne peut se faire que par degrés, au fur et à mesure que les toiles s’ajoutent aux toiles. Et de manière forcément inégale. Il est des toiles, nombreuses encore, où le corps excédant semble à l’étroit dans l’espace libéré. Ce sont celles que j’évoquais : toiles du corps et du corps seul, souvent nu, plein de soi, mais défait sous l’atteinte. Il en est d’autres, par contre, où la tension progressivement s’apaise, parfois même se résout dans une tranquille grâce.

Curieusement, la plastique en est autre. Si l’espace y est toujours aussi nu, il paraît habité, hanté par la force diffuse du corps dont la présence nocturne se propage en lui et presque le structure, dans l’invisible. Il règne comme avant, mais sans empiètement ni contrainte. Serrant le corps, mais pour en épouser les formes – il faudrait dire à présent les courbes, car le corps toujours physique, sous cette atteinte calme, est lui-même autrement disposé. Sa rigidité a disparu. Les bras ne retombent plus, mais reposent, ou même esquissent un mouvement de remontée vers la tête, que le bras gauche finit par soutenir d’un geste pur. La chute précédente s’inverse et devient courbe ascendante où le corps rebondit. Ajoutons, car c’est un signe, qu’il est maintenant drapé. Discernable encore, mais d’autre manière, sous l’ample robe qui m’enveloppe. C’est la lumière, expansion de l’espace, entrant à flots par la fenêtre avec l’espace du dehors, qui le dessine en transparence sous l’étoffe. Et sans doute est-il toujours un corps sans regard, car l’espace n’est pas réduit. Mais il n’est pas aveugle comme avant, ainsi rassemblé : plutôt rêveur ou perdu en soi, la vue tournée vers un dedans d’une paisible profondeur… De toutes les Figures de Gutherz, celles-ci sont à mes yeux les plus achevées. Elles disent le corps dans son espace renaissant : un corps nocturne encore, mais délié – dans un espace pur, sans concession, mais qui l’accueille.

III – Comment, dès lors, qualifier au mieux ces belles créations ? Ce ne sont pas des portraits, bien que le modèle du peintre lui soit si proche qu’on puisse difficilement ne voir en lui qu’un modèle. Ce ne sont pas non plus de simples variations ou études sur le thème du corps féminin, au gré des saisons et des heures… Autant qu’une figure, chaque fois la même, à chaque fois différente, c’est un espace pictural que ces toiles nous proposent – autour d’une figure. Un corps, mais dans son espace de corps, et sans qu’on puisse donc séparer ni le corps de l’espace, ni l’espace du corps. Pour tout dire : un espace du corps. Seul vraiment cet espace remplit les toiles que nous contemplons. Il est chacune et toutes ensemble.

C’est de lui qu’elles tiennent leur force et un peu leur énigme. Belle énigme, sans doute, et qui reste charnelle. Belle, par la tendre et méditative figure qui en fait le centre ; énigme, par l’espace sobre et nu que cette figure habite et qui règne autour d’elle, comme espace. Chacune dit à sa manière, avec plus ou mons d’insistance sur la beauté ou sur l’énigme, mais toujours dans cette fermeté du dessin et ce lyrisme de la mulière qui attestent la grande peinture, le mystère impénétré du corps.

Roger Munier

Le Lyaumont, 28 janvier 1982


La femme sans yeux

Lumière, espace : telles sont les évidences d’où il faut repartir. Avant tout commentaire, il y a d’abord, l’espace, l’univers de Gutherz. Ou plus exactement le monde, pas l’univers. L’univers est abstrait, mathématique, glacé. Le monde est tiède, moelleux, vaguement rose sur les bords. Et de ce monde émane une réverbération étrange – comme d’un soleil d’après-midi qui entrerait par la fenêtre d’une vieille maison. Ensuite, dans cette lumière, il y a une femme assise – de face ou de trois-quarts, tantôt vêtue, parfois à demie-nue. Ajoutons que la chaise sur laquelle elle repose, nonchalante, n’est pas n’importe quel meuble : c’est le seul objet – le seul objet inerte – qu’on voit dans le tableau. Et cette structure – femme, chaise, fenêtre – compose un invariant autour duquel Gutherz a peint, pour sa dernière exposition, huit toiles (de très grand format) et plus de vingt aquarelles.

Une obsession ? Sans doute, mais on ne s’en tirera pas si vite en appelant l’inconscient au secours… Il y a, encore une fois, une épaisseur, une chaleur, une couleur dans ce monde – qui défient le commentaire, le précédent, l’humilient. Oui, humiliant est le mot : les « figures » de Gutherz mettent le langage, radicalement, devant la perception de ses propres limites. Elles le contraignent à repenser son rapport « aux choses mêmes ». Sans forcer, je dirais qu’elles rendent indispensable une nouvelle phénoménologie – ou, tout au moins, une vraie phénoménographie. Dans laquelle la conscience, évidemment, resterait muette – saisie par ce qu’on appelait, ici même, il y a peu, « la stupeur de l’objet »…

Et cependant il faut parler (ne serait-ce que pour tenter de se déprendre de cette fascination qu’exerce sur nous l’aspect répétitif d’une telle peinture). Commençons donc par la « figure » elle-même : la femme. La femme ou bien une femme ? Ambiguïté : si les traits du visage paraissent volontairement noyés, effacés, perdus dans les replis de la mémoire, le corps, lui, a un profil parfaitement singulier. Irrépétable. Inoubliable. L’angle de ce coude et la croupe de cette jmabe, je les reconnaîtrai pendant l’éternité – que je les voie à Montauban ou à Venise, chez Carpaccio ou bien chez Ingres. Quant à ce geste de la main, cette posture équivoque, ils éveillent immédiatement, qu’on le veuile ou non, le fantasme : parfois la femme, jeune et belle, semble s’offrir ; parfois elle semble se refuser. Et dans ce va-et-vient subtil entre le retrait et l’abandon, il y a place pour mille incertitudes… Que de songes n’iraient pas s’égarer dans le jeu de cette jupe à demi-relevée (vient-on de la remettre ? s’apprête-t-on à l’ôter ?), dans ces yeux lourds d’on ne sait quel mystérieux sommeil ! Mais parler d’érotisme, ici, serait aussi maladroit qu’inévitable. Ou alors il faudrait en parler non pas au sens de Freud, mais au sens de Platon : l’Eros est ce qui meut l’âme à s’élever du fouillis perceptif vers la simplicité (infiniement subtile) des lignes cachées, vers les structures qui font tenir les corps et vibrer les surfaces. Travail de l’intellect agent qui nous permet – peut-être – d’accéder à la lumière suprême, au-delà des ombres dont nous restons trop volontiers captifs.

Or cette lumière a justement sa place inscrite dans le tableau : elle surgit à travers la fenêtre de forme rectangulaire découpée dans la partie supérieure de la toile, et par laquelle – faut-il le dire – nous ne voyons rien. Enfin, presque rien. Les spécialistes diront sans doute un jour que cette tâche de violet qui transparaît très légèrement derrière les vitres représente les Cévennes, telles qu’on les devine depuis la fenêtre de l’atelier de Gutherz. Je n’en croirai pas un mot. Je n’y vois, pour ma part, que la recherche d’une valeur destinée à équilibrer celle des murs (ou la robe de la femme), à faire admettre le blanc qui occupe une grande part du tableau. Il n’y a rien de plus difficile, en peinture, que d’intégrer le blanc. Que de peindre le vide. Pourtant Gutherz y réussit, sans donner le sentiment qu’entre les deux régions apparues sur la toile (l’atelier et le dehors), il y a césure. En fait, cette fenêtre ouvrant sur l’inconnu est le véritable centre à partir duquel s’ordonne le tableau ; et alors même que sa présence se fait discrète, que ses lignes sont à peine esquissées, sa puissance créatrice n’en est que plus intense. Ce trou indique sans doute la béance du désir, il est peut-être le vide par lequel le regard, aspiré, s’envole hors de ce monde, mais il est également (la fenêtre, symbole surdéterminé par excellence !) le creux fondamental que la peinture tente de combler – ce qui fait qu’une figure, hors de lui, est possible.

Et voici, pour finir, le support nécessaire de ces figures de femme : la chaise. Je sais bien que la chaise, surtout sur les aquarelles, est souvent invisible : Gutherz affectionne l’inachevé. Pourtant le jeu de ses lignes, jamais rigoureusement perpendiculaires, est indispensable à l’existence de la peinture : il compense à la fois la rigidité de la fenêtre et la circularité enveloppante de la femme. La chaise, ici, joue le rôle de moyen terme : sans elle, on ne comprendrait pas les rapports du vivant et de l’inerte, on ne verrait pas les plans s’équilibrer et les volumes se mettre en place. On ne surprendrait pas le tableau dans le vif de l’effort par lequel il s’ordonne, peu à peu, à ce qui le fait tenir : la couleur, expression lumineuse d’une architecture occulte.

Car c’est par là, en somme, que toute peinture se juge, de Piero à Matisse : l’existence de l’objet repose sur une architecture, mais cette dernière ne doit pas nous être rendue qu’à travers le fouillis perceptif. Totalement immergée dans le sensible lui-même, elle ne peut nous toucher qu’à condition de nous surprendre. Son mode d’apparition tient donc, purement et simplement, au système des couleurs.

Mais j’hésite à aller plus avant : rattacher de la sorte Gutherz à une espèce de classicisme figuratif, est-ce bien lui rendre justice ? Certes, le jeu des couleurs est subtil, mais ces contrastes silencieux entre les mauves, les roses et les violets ne créent-ils pas tout autre chose qu’un camaïeu de bon goût ? Ne sent-on pas, ici et là, des éclats de violence surgir derrière les apparences sages de cette peinture si lente à livrer son mystère ?

Ces sursauts, ces bruissements d’une colère sourdement bouillonnante, nommons-les. Il y a, d’abord, le viol infinitésimal des lois de la perspective. Un très modeste détournement, sans doute, mais qui produit d’autant plus d’effet qu’il se veut plus discret. Encore une fois c’est la lumière, donc la couleur, qui impose sa structure au tableau : le dessin n’y est pas sacrifié, mais s’en trouve allégé de ce qu’il pourrait avoir d’académique, s’il était plus « sérieux ». Je crois, d’ailleurs, que le vrai sérieux de Gutherz tient justement à ce qu’il sait jouer, tout en sachant que le jeu n’est qu’un jeu ; et que ce jeu est d’autant plus violent qu’il se veut moins bruyant – mérite exceptionnel, en notre époque où la valeur de la peinture tend un peu trop à se mesurer au bruit qu’elle fait. Inutile, par conséquent, d’enfermer Gutherz dans le faux débat du réalisme et de l’abstraction. Y a-t-il encore quelqu’un pour contester que le réel des peintres soit d’abord « chose mentale », – affaire de perception, en trois mots « façon de voir » ?

Autre pseudo-problème : celui de la ressemblance. Un peintre qui s’intéresse, avant tout, au portrait – après avoir longuement travaillé le paysage, d’abord à Rome, parmi les ruines, et plus tard sur les champs rouges et bruns de son Languedoc natal –, ne peut pas éviter de l’affronter. Or les réponses ne sont pas innombrables : l’académisme, le cubisme, l’expressionnisme les ont à peu près toutes épuisées. Il ne restait donc qu’une voie, la voie libératrice que Gutherz a résolument adoptée : le refus du visage. Ses plus récents portraits n’ont aucune expression. Ils possèdent bien des yeux, mais ces yeux sont vides (comme ceux de la mort). Ils possèdent bien une bouche, un nez – mais qui ne voit que ce nez, cette bouche, le peintre les a effacés, abolis d’un geste impatient et qui pourtant n’exclut pas la préméditation ? Les traces du pinceau, ici, font foi. Pourquoi cet effacement ? Pour que la figure parle, sans doute ; pour que sa cécité, son mutisme, son absence inquiétante (Unheimlich, commenteront les freudiens) soient plus vibrants, plus éloquents que le bavardage anecdotique des portraits que l’on dit « ressemblants », voire « expressifs »…

Avouons-le : le pari est risqué. Car ces figures sans nom sont pourtant obsédantes ; et la répétition de ces silences pourrait finir par ne plus faire de bruit. C’est là, je crois, l’ambiguïté majeure de cette série de tableaux – un moment dans le parcours de Gutherz – et donc, bien sûr, leur aspect le plus riche, le plus attachant. L’œuvre de ce peintre répond à quelques obsessions fondamentales. Encore une fois, je laisse la psychanalyse le soin de s’en dépétrer. Le travail ne lui manquera pas, si elle le veut, car il lui faudra aussi expliquer pourquoi Chardin n’a peint que des lièvres, Cézanne des pommes et Morandi de vieux flacons qui ne servaient plus à rien. En fin de compte, l’essentiel est ailleurs : Gutherz, par là, rejoint Rimbaud – et tous deux sont platoniciens.

Car comment ne pas être obsédé par la vérité du sensible (même et surtout si cette vérité est aussi sensible) ; dans un monde où le souci du réel semble avoir fui les peintres – où la question de l’espace est d’autant plus aiguë que les artistes contemporains l’ont trop souvent bafouée ? Comment ne pas rêver d’un autre monde, quand nous sommes trop remplis de celui-ci – quand le sentiment de leur finitude est trop intimememnt lié aux choses ?

Et comment ne pas penser, ici, à ce mot de Pavese – dont nous ne sommes peut-être pas si loin. Ce mot, les « figures » de Gutherz l’ont murmuré à mon oreille, et depuis je ne peux plus l’oublier : la mort viendra, répétaient-elles comme en un demi-sommeil, la mort viendra et elle aura tes yeux. Verrà la morte, ed avrà i tuoi occhi…

Christian Delacampagne

Extrait de Critique n°395, avril 1980